L'énoncé
« Zone », Alcools, Apollinaire, 1913
« Tu es fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t'apercevoir du mensonge et de l'âge
Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans
J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps
Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'a épouvanté
(…) Tu es debout devant le zinc d'un bar crapuleux
Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux
Tu es la nuit dans un grand restaurant
(…) Tu es seul le matin va venir
Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues
La nuit s'éloigne ainsi qu'une belle Métive
C'est Ferdine la fausse ou Léa l'attentive
Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée
lls sont des Christs d'une autre forme et d'une autre croyance
Ce sont les Christs inférieurs des obscures espérances
Adieu Adieu
Soleil cou coupé »
Question 1
Proposer une introduction pour le commentaire linéaire.
Accroche : La poésie moderne française s’invente au début du XXe siècle. Rimbaud meurt en 1891 ; Apollinaire fait paraître son recueil Alcools en 1912, soit seulement 21 ans après. C’est pourtant tout un monde qui les sépare : Rimbaud veut être moderne mais doit s’affranchir des codes poétiques de son époque ; Apollinaire, lui, bénéficie de la remise en question radicale de Dada et du surréalisme.
Présentation de l’auteur (siècle, mouvement littéraire) : Guillaume Apollinaire est un des poètes les plus marquants de ce début de siècle. Inventeur du vers libre, il déconstruit la forme de la poésie pour en renouveler le souffle lyrique ; il investit par ailleurs les sujets du quotidien, dans le sillage de Baudelaire, pour transformer la réalité en matière poétique.
Situation, thème et forme du passage : Le poème « Zones » fait date à ce titre. Le terme désigne en effet la banlieue, territoire peu susceptible d’inspirer un poète traditionnellement. Or Apollinaire choisit précisément cet espace interlope pour en dire la complexité, le caractère flottant et propice à l’introspection. Nous étudions ici la fin de ce poème.
Problématiques : En quoi ce poème est-il moderne ? ou De quelle manière ce poème transforme-t-il le quotidien ?
Découpage du texte : 1. Du début à « restaurant » : le bilan d’une vie en fin de nuit ; 2. De « Tu es seul » à la fin : un jour nouveau et un nouveau départ
Les éléments à rappeler en introduction sont les suivants :
- Accroche (par exemple : contexte de rédaction)
- Présentation de l’auteur (siècle, mouvement littéraire)
- Situation, thème et forme du passage
- Problématique
- Découpage du texte
Avant d’en dégager les grandes parties, il faut s’interroger sur le mouvement du texte. Le mouvement du texte correspond à l’articulation des parties et à leurs cohérences internes. Afin de faciliter la découpe du texte, il est conseillé de trouver un titre pour chaque partie, au fur et à mesure.
Question 2
Proposer un développement pour le découpage du texte.
I. Exemple de titre (thématique) : Le bilan d’une vie en fin de nuit
A. Une confession lyrique
Citation : « Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter / Sur toi ».
Procédé littéraire : situation d’énonciation : le « je » du poète s’adresse à un « tu » difficile à identifier.
Interprétation :la situation d’énonciation est brouillée dans cette fin de poème : le « tu » qui parcourt l’ensemble du poème se révèle une personne différente du poète lui-même, qui parle en son nom propre : « je voudrais sangloter ». Le poète exprime de l’empathie pour le sort du lecteur qu’il voit errer en banlieue la nuit. Leurs douleurs se confondent donc, comme leur situation se confondent également : on aurait pu penser que le « tu » du poème désignait le poète lui-même par énallage de personne. Il s’avère en fait que ce poème est adressé.
B. Transformation de l’objet poétique
Citation : « Tu es la nuit dans un grand restaurant »
Procédés littéraires : difficulté à analyser « la nuit » : complément circonstanciel de temps ou attribut du sujet « tu » ?
Interprétation : si le destinataire du poème est ce « tu » énigmatique et qu’il semble souvent se confondre avec le « je » du poète, il se mêle également à d’autres figures convoquées dans le texte. Ainsi de « la nuit » : il semble qu’elle soit complément circonstanciel de temps du verbe « être » ; mais elle peut tout aussi bien être lue comme l’attribut du sujet « tu ». Le destinataire du poème serait donc la personnification allégorique de « la nuit dans un grand restaurant », c’est-à-dire qu’il incarnerait ce chronotype (association d’un lieu et d’un temps) particulier. L’objet poétique se transforme au sein d’un seul vers.
II. Exemple de titre (thématique) : Un jour nouveau et un nouveau départ
A. Un chant du renouveau
Citation : « Tu es seul le matin va venir » ; « la nuit s’éloigne ».
Procédés littéraires : absence de ponctuation ; antithèse matin/nuit, va venir/s’éloigne.
Interprétation : les indications de temps apparaissent dans cette strophe et marquent une transition : le matin « va venir » (tournure de futur proche avec le verbe aller suivi d’un infinitif) ; la nuit « s’éloigne », ce qui signifie qu’elle est encore présente. Dans ce moment de lever du jour, les contrastes s’accentuent et les contraires coexistent, ce que rend l’utilisation d’antithèses : « matin » s’oppose à « nuit » et « va venir » à « s’éloigne ». L’état d’esprit associé à ce moment du jour entre en résonnance avec la « zone », espace transitoire entre ville et campagne.
B. Du concret à l’abstrait
Citation : « Soleil cou coupé ».
Procédé littéraire : formule sibylline en clôture du poème avec paronomase de « cou » et « coupé ».
Interprétation : le vers qui ferme le poème se détache par sa singularité et par son caractère énigmatique. La paronomase entre « cou » et « coupé » et l’énumération de substantifs sans ponctuation dans une phrase averbale donnent une impression de formule incantatoire. En réalité, l’image d’un soleil comme un cou coupé restitue celle du soleil levant à l’horizon, qui rappelle une tête d’un corps dont le cou aurait été coupé. Apollinaire s’inspire donc de la réalité la plus immédiate et la plus concrète pour faire jaillir l’abstrait et le magique, c’est-à-dire pour faire naître la poésie.
Vous devez commenter chaque partie du texte, phrase par phrase. Attention, le but de ce travail n’est pas de citer les phrases telles qu’elles sont inscrites dans le texte mais de trouver des paraphrases permettant d’en expliquer le sens.
Ce travail permet également de relever le style du texte comme par exemple les figures de styles ou les temps des verbes (passé, présent, subjonctif, etc.).
L'analyse méthodique des phrases doit aussi être l’occasion de relever les références de l’auteur. Il peut s’agir de référence à l’histoire, à la littérature, etc. Ces références ne sont pas forcément explicites dans le texte, il faut donc faire appel à sa culture générale pour déceler les références dissimulées par l’auteur.
Question 3
Proposer une conclusion.
Pour la première problématique : Ce poème est moderne par sa forme : il utilise des vers libres, n’a pas recours à la ponctuation, et adopte une énonciation particulière car qui joue sur la confusion entre le destinataire et le locuteur. Ce poème est également moderne par son fond : il s’empare de la réalité la plus concrète et la plus banale pour en faire une évocation abstraite.
Pour la deuxième problématique : Ce poème transforme le quotidien car en prenant pour sujet un espace banal voire déprécié, il renouvelle le regard du lecteur sur cet objet. Il en fait le symbole des errances de chacun et met en parallèle la « zone » et l’aube.
Ouverture :
Par sa modernité et son art de transformation du quotidien en matière artistique, Apollinaire accomplit le même geste que les peintres et plasticiens de son époque. Fréquentant les artistes de son époque, Apollinaire a ainsi écrit des textes sur le cubisme : leur démarche de déconstruction de la réalité pour n’en garder que les lignes de force se retrouve dans son écriture.
Ne pas oublier de faire une ouverture !