L'énoncé
Michel de Montaigne, Essais, I, 31 « Des cannibales », 1580
C'est une chose stupéfiante que la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang ; car la déroute et l'effroi, ils ne savent que c'est. Chacun rapporte pour son trophée la tête de l'ennemi qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et selon toutes les commodités possibles, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissances ; il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d'en être blessée, et donne au plus cher de ses amis l'autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l'assemblée, l'assomment à coups d'épée. Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents.
Ce n'est pas, comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c'est pour représenter une extrême vengeance. Et à preuve, s'étant aperçu que les Portugais, qui s'étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et de tirer sur le reste du corps force coups de flèches, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l'autre monde, en hommes qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu'eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans raison cette sorte de vengeance, et qu'elle devait être plus aigre que la leur, et commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci.
Je ne suis pas marri que nous remarquions l'horreur barbare qu'il y a en une telle action, mais certes bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par tourments et par tortures un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé. (...) Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.
Question 1
Proposer une introduction au commentaire linéaire.
Accroche (par exemple : contexte de rédaction) : Dans un contexte de guerre de religion, Michel de Montaigne publie son œuvre Les Essais. Des scènes violentes et cannibales ont été entraînées par la découverte du Nouveau Monde mais aussi par les Guerres de Religion.
Présentation de l’auteur (siècle, mouvement littéraire) : Montaigne est un auteur du XVIe siècle qui appartient au mouvement littéraire de l’Humanisme, mouvement qui met au cœur de ses préoccupations les valeurs humaines.
Situation, thème et forme du passage : L’extrait proposé à notre étude est tiré du chapitre des “Cannibales”. Ce passage est saisissant car on y raconte notamment une scène où des cannibales qui abattent et dévorent leurs ennemis. La scène est narrée d’un point de vue extérieur et en détails, ce qui rend cette vision réaliste pour le lecteur.
Problématique : En quoi la violence est au cœur de l’argumentation de Montaigne ? ou Comment Montaigne fait-il preuve de relativisme culturel dans ce texte ? ou Comment Montaigne prend-t-il la défense des Indiens pour mieux critiquer ses contemporains ?
Découpage du texte : Le texte est divisé en trois parties, qui correspondent aux trois paragraphes : dans un premier temps, Montaigne montre la pratique anthropophage des Indiens, puis il expose la vengeance des Portugais envers les Indiens et réciproquement, pour enfin rappeler la barbarie des Européens durant les Guerres de religion et relativiser la barbarie des Indiens.
Les éléments à rappeler en introduction sont les suivants :
- Accroche (par exemple : contexte de rédaction)
- Présentation de l’auteur (siècle, mouvement littéraire)
- Situation, thème et forme du passage
- Problématique
- Découpage du texte (plan)
Question 2
Commenter chaque partie du texte.
I. Exemple de titre (thématique) : La pratique anthropophage des Indiens
Citation : « C'est une chose stupéfiante que la fermeté de leurs combats »
Procédé littéraire : Le texte s’ouvre sur un présentatif, « c’est », par lequel Montaigne opère une thématisation.
Interprétation : Montaigne met l’accent sur un thème, ici « la fermeté de[s] combats » des Indiens.
Citation : « fermeté » puis « meurtre », « effusion de sang »
Procédé littéraire : Connotation positive puis connotations négatives.
Interprétation : Le jugement énoncé par Montaigne dans sa première phrase à l’égard des Indiens est donc ambigu.
Citation : « Chacun rapporte (…) logis »
Procédé littéraire : Montaigne nous amène à visualiser la tête d’un ennemi d’un Indien planté au bout d’un pieu devant le « logis » de cet Indien.
Interprétation : Cette description a valeur d’exemple et tendrait à montrer la barbarie des Indiens.
II. Exemple de titre (thématique) : Un texte sur la vengeance
Citation : « Ce n'est pas, comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c'est pour représenter une extrême vengeance »
Procédé littéraire : Analogie entre les Indiens et les Scythes (peuple antique décrit par Jules César dans La Guerre des Gaules, réputé pour sa férocité et qui pratiquait l’anthropophagie).
Interprétation : Les Indiens sont comme les Scythes pour leur pugnacité. Montaigne montre les limites de cette analogie : les Scythes mangeaient de la chair humaine pour se nourrir, les Indiens Cannibales le font par vengeance.
Citation : « Extrême vengeance » « sorte de vengeance »
Procédé littéraire : Effet de boucle.
Interprétation : C’est bien la vengeance le thème central de cette partie.
Citation : « les Portugais, qui s'étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et de tirer sur le reste du corps force coups de flèches, et les pendre après »
Procédé littéraire : Nouveau récit en deux étapes : 1) enterrement à mi-corps ; 2) tirer les flèches et pendre.
Interprétation : Montaigne insiste sur la cruauté du procédé en nous le détaillant.
III. Exemple de titre (thématique) : La barbarie des Européens et celle des Indiens
Citation : « Barbare » (l. 20, 27) et « barbarie » (l. 22, 28)
Procédé littéraire : Polyptote.
Interprétation : Les Indiens sont vus comme des barbares par les Européens, comme les étrangers étaient vus comme des barbares par les Grecs.
Citation : « Barbare »
Procédé littéraire : Le mot de « Barbare » est issu du grec et désignait « ceux qui ne parlaient pas grec » pour les locuteurs de cette langue.
Interprétation : Montaigne fait référence à l’Antiquité, comme lorsqu’il parle des Scythes, au moment de convoquer la manière dont les Anciens désignaient les étrangers ; le parallèle avec les Indiens vus par les Européens en est plus frappant.
Citation :« Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie »
Procédé littéraire : Sentence / formule bien frappée.
Interprétation : Si les Indiens sont barbares, les Européens le sont encore davantage. La barbarie est donc une notion relative.
Attention, le but de ce travail n’est pas de citer les phrases telles qu’elles sont inscrites dans le texte mais de trouver des paraphrases permettant d’en expliquer le sens.
Ce travail permet également de relever le style du texte comme par exemple les figures de styles ou les temps des verbes.
L’analyse méthodique des phrases doit aussi être l’occasion de relever les références de l’auteur. Il peut s’agir de référence à l’histoire, à la littérature, etc. Ces références ne sont pas forcément explicites dans le texte, il faut donc faire appel à sa culture générale pour déceler les références dissimulées par l’auteur.
Question 3
Proposer une conclusion au commentaire linéaire.
Pour la problématique 1 : Les Indiens, qui semblent barbares parce qu’ils mangent de la chair humaine, ne le sont pas plus que les Européens qui torturent et massacrent, tant des Indiens que d’autres Européens.
Pour la problématique 2 : La notion de barbarie qui est placée au centre de la réflexion, et ce pour procéder à une relativisation des points de vue.
Pour la problématique 3 : Montaigne livre une réflexion sur la nature humaine autant que sur la diversité des cultures dans un texte polémique, qui va à contre-courant de la pensée de son temps.
Ouverture : Ce texte de Montaigne évoque les débats qui se sont tenus lors de la Controverse de Valladolid et qui examinaient la question suivante : « Les Indiens ont-ils une âme ? ».
Ne pas oublier de faire une ouverture !