L'énoncé
Marguerite Yourcenar, extrait de Mémoires d’Hadrien, 1951
De tous les bonheurs qui lentement m’abandonnent, le sommeil est l’un des plus précieux, des plus communs aussi. Un homme qui dort peu et mal, appuyé sur de nombreux coussins, médite tout à loisir sur cette particulière volupté. J’accorde que le sommeil le plus parfait reste presque nécessairement une annexe de l’amour : repos réfléchi, reflété dans deux corps. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est le mystère spécifique du sommeil goûté pour lui-même, l’inévitable plongée hasardée chaque soir par l’homme nu, seul, et désarmé, dans un océan où tout change, les couleurs, les densités, le rythme même du souffle, et où nous rencontrons les morts. Ce qui nous rassure du sommeil, c’est qu’on en sort, et qu’on en sort inchangé, puisqu’une interdiction bizarre nous empêche de rapporter avec nous l’exact résidu de nos songes. Ce qui nous rassure aussi, c’est qu’il guérit de la fatigue, mais il nous en guérit, temporairement, par le plus radical des procédés, en s’arrangeant pour que nous ne soyons plus. Là, comme ailleurs, le plaisir et l’art consistent à s’abandonner consciemment à cette bienheureuse inconscience, à accepter d’être subtilement plus faible, plus lourd, plus léger, et plus confus que soi. Je reviendrai plus tard sur le peuple étonnant des songes. Je préfère parler de certaines expériences de sommeil pur, de pur réveil, qui confinent à la mort et à la résurrection. Je tâche de ressaisir la précise sensation de tels sommeils foudroyants de l’adolescence, où l’on s’endormait sur ses livres, tout habillé, transporté d’un seul coup hors de la mathématique et du droit à l’intérieur d’un sommeil solide et plein, si rempli d’énergie inemployée qu’on y goûtait, pour ainsi dire, le pur sens de l’être à travers les paupières fermées.
Question 1
Proposer une introduction pour le commentaire linéaire.
Accroche : Au Ier siècle après Jésus-Christ règne l’empereur Hadrien. Inspiré par la Grèce, il s’adonne à la philosophie et à la littérature ; il est réputé avoir rédigé une autobiographie qui n’a jamais été retrouvée.
Présentation de l’auteur : Marguerite Yourcenar est une auteure du XXe siècle. C’est la première femme à être entrée à l’Académie française. Elle s’est particulièrement distinguée dans le genre du roman historique avec L’œuvre au noir, qui traite de l’alchimie, et Les Mémoires d’Hadrien. Ce dernier titre invente l’œuvre autobiographique que l’empereur romain du même nom est censé avoir écrite.
Situation, thème et forme du passage : Malade, l’empereur couche ses dernières réflexions sur le papier. Pour se préparer à la mort, il retrace sa vie mais réfléchit aussi sur les ressemblances entre le sommeil et le repos final.
Problématiques : En quoi ce texte nous propose-t-il une réflexion métaphysique ? ou en quoi ce texte est-il une méditation ?
Découpage du texte : 1. La définition du sujet : le sommeil banal (du début à « les morts ») ; 2. Les vertus du sommeil (de « Ce qui nous rassure » à « que soi ») ; 3. Une restriction du sujet sous forme de réminiscence (de « Je préfère » jusqu’à la fin)
Les éléments à rappeler en introduction sont les suivants :
- Accroche (par exemple : contexte de rédaction)
- Présentation de l’auteur (siècle, mouvement littéraire)
- Situation, thème et forme du passage
- Problématique
- Découpage du texte
Avant d’en dégager les grandes parties, il faut s’interroger sur le mouvement du texte. Le mouvement du texte correspond à l’articulation des parties et à leurs cohérences internes. Afin de faciliter la découpe du texte, il est conseillé de trouver un titre pour chaque partie, au fur et à mesure.
Question 2
Proposer un développement pour le découpage du texte.
I. Exemple de titre (thématique) : La définition du sujet : le sommeil banal (du début à « les morts »)
A. Raison du choix du sujet : la recherche d’un plaisir perdu, le sommeil
Citation : « m’abandonnent », « est », « dort », « médite ».
Procédé littéraire : valeurs du présent de l’indicatif : présent de discours « m’abandonnent », présent de vérité générale « est », « dort », « médite ».
Interprétation : en partant du récit de son expérience présente, l’empereur Hadrien tire un sujet de réflexion, le sommeil. Il glisse ainsi d’un présent de discours à un présent de vérité générale, ce dernier marquant les moments méditatifs de ce passage. Le terme « médite » est d’ailleurs convoqué de manière métadiscursive.
B. Une dichotomie philosophique : sommeil repu contre sommeil pur
Citation : « J’accorde que », « Mais ce qui m’intéresse ici ».
Procédé littéraire : passages métadiscursifs où le narrateur distingue deux types de sommeil.
Interprétation : les dialogues philosophiques de Platon reposent sur l’art de la dichotomie, soit le fait de distinguer précisément les différents sens d’une notion pour parvenir à la définir et à savoir de quel sens l’on traite (voir par exemple le Théétète). Hadrien procède ici à la distinction entre le sommeil repu, celui qui advient comme « annexe de l’amour », « reflété dans deux corps » et le sommeil banal, « seul », opposé par cette situation de l’homme face à l’autre ou face à soi-même (on décèle la métaphore filée du miroir et l’insistance sur la réflexion, à la fois image réfléchie dans la miroir et activité rationnelle). Le sommeil qui sera l’objet de sa réflexion est le deuxième.
II. Exemple de titre (thématique) : Les vertus du sommeil (de « Ce qui nous rassure » à « que soi »)
A. Le sommeil vu comme un réconfort
Citation : « Ce qui nous rassure », « Ce qui nous rassure aussi ».
Procédé littéraire : anaphore.
Interprétation : la phrase pseudo-clivée « ce qui nous rassure, c’est » met en extraction et détache « qui nous rassure ». C’est une tournure emphatique qui insiste sur les vertus réconfortantes du sommeil, ce qui place le sommeil du côté du plaisir et de la sérénité.
B. Le sommeil vu comme un plaisir
Citation : « s’abandonner consciemment à cette bienheureuse inconscience ».
Procédé littéraire : parallélisme et antithèse.
B la définition que donne Hadrien du sommeil associe par antithèse la conscience et l’inconscience ; en mettant en parallèle ces deux contraires, le narrateur met les deux termes en écho et imite le passage, provoqué par le sommeil, de l’un à l’autre état. La suite de la phrase se développe encore sous le signe de l’antithèse mais aussi sous celui du paradoxe : « plus lourd, plus léger et plus confus que soi ».
III. Exemple de titre (thématique) : Une restriction du sujet sous forme de réminiscence (de « Je préfère » jusqu’à la fin)
A. La poursuite d’une réflexion philosophique
Citation : « Je reviendrai plus tard », « Je préfère parler » + « mort », « résurrection ».
Procédé littéraire : verbes métadiscursifs, futur de l’indicatif à valeur de déclaration d’intention, champ lexical de la mort.
Interprétation : le narrateur continue à commenter sa démarche en mettant de côté un sujet, les songes (terme employé à l’époque pour désigner les rêves) et en focalisant son attention le sommeil totalement inconscient, sommeil « pur » placé du côté de l’oubli. Il évoque en cela les eaux du Léthé, fleuve des Enfers, et approche le sommeil de la mort.
B. A la recherche du sommeil perdu
Citation : « pur réveil », « solide », « plein », « pur sens ».
Procédé littéraire : répétition et champ lexical de la plénitude.
Interprétation : arrivé à son sujet, l’empereur-philosophe le saisit par un souvenir, celui du sommeil adolescent, marqué par la pureté entendue comme innocence mais aussi comme essence (dans le lexique philosophique kantien, ce qui constitue un anachronisme de la part de Yourcenar).
Vous devez commenter chaque partie du texte, phrase par phrase. Attention, le but de ce travail n’est pas de citer les phrases telles qu’elles sont inscrites dans le texte mais de trouver des paraphrases permettant d’en expliquer le sens.
Ce travail permet également de relever le style du texte comme par exemple les figures de styles ou les temps des verbes (passé, présent, subjonctif, etc.).
L'analyse méthodique des phrases doit aussi être l’occasion de relever les références de l’auteur. Il peut s’agir de référence à l’histoire, à la littérature, etc. Ces références ne sont pas forcément explicites dans le texte, il faut donc faire appel à sa culture générale pour déceler les références dissimulées par l’auteur.
Question 3
Proposer une conclusion.
Pour la première problématique : Ce texte nous propose une réflexion métaphysique car il adopte une démarche de définition propre à la philosophie antique et car il touche à la question de la mort à travers celle du sommeil.
Pour la deuxième problématique : Ce texte est une méditation en ce que le thème de la méditation y est explicité, d’une part, et qu’il y a coïncidence en la matière entre la forme et le fond : le fond du texte est le sommeil, qui est propice à la méditation, et sa forme est également méditative, puisque l’esprit du narrateur navigue d’un contraire à un autre par jeu d’antithèse, d’écho, de réminiscence (l’anamnèse chez Platon) et de paradoxe.
Ouverture : Cette démarche n’est pas sans rappeler, par anachronisme, celle de Proust dans A la recherche du temps perdu, qui mêle réminiscence et réflexion philosophique sur le sommeil, notamment au sujet du baiser du soir accordé par sa mère au petit Marcel.
Ne pas oublier de faire une ouverture !