L'énoncé
Montesquieu, Lettres persanes, 1721
Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu'Ispahan : les maisons y sont si hautes, qu'on jugerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée ; et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.
Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a pas de gens au monde qui tirent mieux partie de leur machine que les Français ; ils courent, ils volent : les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien : car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour ; et un autre qui me croise de l'autre côté me remet soudain où le premier m'avait pris; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des moeurs et des coutumes européennes : je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner.
Lettre 24 de Rica à Ibben
Question 1
Proposer une introduction au commentaire linéaire.
Accroche : Le récit de voyage fictif est un genre d’argumentation en vogue au XVIIIe siècle. Voltaire s’adonne à l’exercice dans Candide et L’Ingénu notamment ; Montesquieu s’inscrit dans la vague de l’orientalisme en choisissant pour personnages des hommes issus de Perse, Rica et Usbek.
Présentation de l’auteur (siècle, mouvement littéraire) : Montesquieu est un écrivain et philosophe du siècle des Lumières. Il composa tant des textes littéraires, comme les Lettres persanes, que des textes politiques, comme L’esprit des lois, d’où l’on tient le principe de séparation des pouvoirs.
Situation, thème et forme du passage : Cette lettre est la vingt-quatrième d’un recueil qui en comporte 150. Elle fait état de la découverte par Rica de la vie française et plus particulièrement de la vie parisienne. Il y est fait à la fois un bilan des semaines passés et un état des lieux de ce qui est observé au quotidien, ce qui explique le recours à des temps des verbes variés.
Problématiques : En quoi ce texte présente le regard d’un étranger sur notre monde ou En quoi ce texte est-il satirique ?
Découpage du texte : 1. Dans les deux premiers paragraphes, Rica dresse un bilan de son installation en France ; 2. Dans les deux autres paragraphes, il s’étonne de manière satirique des différences entre les Parisiens et les Persans.
Les éléments à rappeler en introduction sont les suivants :
- Accroche (par exemple : contexte de rédaction)
- Présentation de l’auteur (siècle, mouvement littéraire)
- Situation, thème et forme du passage
- Problématique
- Découpage du texte (plan)
Question 2
Commenter chaque partie du texte.
I. Exemple de titre (thématique) : Le bilan d’une installation dans un pays étranger
A. Un moment de pause propice à l’écriture (premier paragraphe)
Citation : « nous avons toujours été (…) (…) on ait trouvé ; (…) on se soit pourvu ».
Procédé littéraire : formes composées de verbes présentant un aspect accompli : passé composé (nous avons été), subjonctif passé (on ait trouvé, on se soit pourvu).
Interprétation : c’est à la faveur d’un moment de pause dans son installation à Paris que Rica trouve le temps d’écrire à Ibben, resté en Perse, à Smyrne. Il utilise les formes composées des verbes à aspect accompli pour marquer cette rupture entre le temps de l’arrivée et le moment de l’établissement en ville. Cet élément renforce l’illusion de réalité produit par la lettre : Montesquieu prend soin de nous expliquer pourquoi Rica n’a pas écrit avant et pourquoi il peut le faire désormais.
B. Une pause narrative, comique et critique : la description de la ville (deuxième paragraphe)
Citation : « Paris est aussi grand qu'Ispahan : les maisons y sont si hautes, qu'on jugerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. »
Procédés littéraires : comparaison d’égalité entre Paris et Ispahan avec la conjonction de subordination « aussi que » ; comparaison des Parisiens avec des astrologues avec le verbe juger au conditionnel ; glissement comique de sens de « hautes » à « astrologues ».
Interprétation : le discours de Rica sur Paris est dominé par la comparaison avec ce qu’il connaît, la Perse. La ville d’Ispahan est son point de repère ; il le prend pour étalon pour mesurer ce qu’il découvre (aussi grand que). Le lien entre la hauteur des maisons et la comparaison des Parisiens à des astrologues (qui observent le ciel en hauteur) est à visée comique : on se rit de la naïveté de Rica qui garde pour référent son monde, où les maisons ne sont pas si hautes. Mais ce rire montre aussi, en retour, de manière critique, que les entreprises de construction parisiennes sont réellement démesurées.
III. Exemple de titre (thématique) : L’étonnement à portée satirique des différences entre Parisiens et Persans
A. La vision ironique d’une ville dominée par la vitesse (troisième paragraphe)
Citation : « Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne »
Procédés littéraires :cadence mineure (protase longue de « Tu ne le croiras pas » à « ici », protase brève qui correspond à « je n’y ai encore vu marcher personne ») ; juxtaposition de deux propositions (« tu ne le croirais pas peut-être » et « depuis (….) personne ») ; litote « je n’y ai encore vu marcher personne » pour dire « tout le monde court ».
Interprétation : la phrase qui livre le début de la vision qu’au Rica de Paris instaure un effet de suspension : la première période de la phrase, la protase, est longue et annonce une information « Tu ne le croiras pas » ; la deuxième période, l’apodose, est courte et donne cette information, « je n’y ai encore vu marcher personne ». La juxtaposition des deux propositions crée un rythme saccadé. Ces deux propositions ne recouvrent pas les deux périodes de la phrase et instaurent en cela un décalage entre le sens et la syntaxe, ce qui renforce l’impression de rythme haché, d’une succession d’événements dont on ne comprend pas la logique. Enfin, Rica use d’une litote pour faire comprendre que les Parisiens courent plutôt qu’ils ne marchent : il produit l’effet d’étonnement qui est bien celui qu’il annonçait.
B. L’aveu d’échec de Rica à comprendre les Parisiens (dernier paragraphe)
Citation : « je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner ».
Procédés littéraires : négation exceptive « ne… que » ; origine du verbe « étonner » : être frappé par le tonnerre ; sème du temps.
Interprétation : le sème du temps est celui qui domine ce passage car il le clôt. Rica fait un parallèle entre la vitesse des Parisiens et le manque de temps pour les comprendre. Il en reste seulement « étonné », c’est-à-dire comme frappé par la foudre, figé sur place. Ce saisissement, qui implique une immobilisation, s’oppose à la course frénétique des Parisiens décrite dans le précédent paragraphe. La négation exceptive insiste sur cette vitesse puisque Rica indique que ce moment de saisissement lui-même a été furtif : il a eu à peine le temps de s’étonner, et c’est tout ce qu’il a eu le temps de faire. Nous sommes ici dans le registre de l’exagération et de l’hyperbole.
Attention, le but de ce travail n’est pas de citer les phrases telles qu’elles sont inscrites dans le texte mais de trouver des paraphrases permettant d’en expliquer le sens.
Ce travail permet également de relever le style du texte comme par exemple les figures de styles ou les temps des verbes.
L’analyse méthodique des phrases doit aussi être l’occasion de relever les références de l’auteur. Il peut s’agir de référence à l’histoire, à la littérature, etc. Ces références ne sont pas forcément explicites dans le texte, il faut donc faire appel à sa culture générale pour déceler les références dissimulées par l’auteur.
Question 3
Proposer une conclusion au commentaire linéaire.
- Pour la première problématique : Ce texte présente le regard d’un étranger sur notre monde, en l’occurrence d’un Persan sur le Paris du XVIIIe siècle, car il centre l’attention du voyageur nouvellement arrivé sur la frénésie urbaine et sur l’impossibilité d’avoir assez de recul pour analyser ce que l’on y voit.
- Pour la deuxième problématique : Ce texte est satirique en ce qu’il place sous la plume de Rica des observations parfois naïves, parfois ironiques sur les Parisiens. Or c’est une stratégie argumentative de la part de Montesquieu qui fait en cela la satire des mœurs de ses contemporains.
Ouverture : Voltaire cédera lui aussi à la mode de l’orientalisme avec Zadig ou de la Destinée ; mais c’est plutôt dans L’Ingénu ou Candide qu’il place lui aussi un personnage naïf au centre d’événements caractéristiques de son époque pour en faire la satire et inviter à prendre par rapport à eux un recul critique et philosophique.
Ne pas oublier de faire une ouverture !