L'énoncé
Extrait : Jean Anouilh, Antigone, 1946 © Éditions de la Table Ronde
Tout oppose Antigone à sa sœur aînée « la blonde, la belle, l’heureuse Ismène ». Au matin, la raisonnable Ismène tente de persuader Antigone de ne pas aller enterrer leur frère Polynice, qualifié de traite pour s’être entretué avec son frère Etéocle. Elle ne sait pas que cette dernière a déjà désobéi aux ordres de son oncle Créon, le roi de Thèbes…
ISMÈNE. – Tu sais, j’ai bien pensé, Antigone.
ANTIGONE. – Oui.
ISMÈNE. – J’ai bien pensé toute la nuit. Tu es folle.
ANTIGONE. – Oui.
ISMÈNE. – Nous ne pouvons pas.
ANTIGONE après un silence, de sa petite voix. – Pourquoi ?
ISMÈNE. – Il nous ferait mourir.
ANTIGONE. – Bien sûr. À chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et nous, nous devons aller enterrer notre frère. C’est comme cela que ç’a été distribué. Qu’est-ce que tu veux que nous y fassions ?
ISMÈNE. – Je ne veux pas mourir.
ANTIGONE doucement. – Moi aussi j’aurais bien voulu ne pas mourir.
ISMÈNE. – Écoute, j’ai bien réfléchi toute la nuit. Je suis l’aînée. Je réfléchis plus que toi. Toi, c’est ce qui te passe par la tête tout de suite, et tant pis si c’est une bêtise. Moi, je suis plus pondérée6. Je réfléchis.
ANTIGONE. – Il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir.
ISMÈNE. – Si, Antigone. D’abord c’est horrible, bien sûr, et j’ai pitié moi aussi de mon frère, mais je comprends un peu notre oncle.
ANTIGONE. – Moi je ne veux pas comprendre un peu.
ISMÈNE. – Il est le roi, il faut qu’il donne l’exemple.
ANTIGONE. – Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne l’exemple, moi… Ce qui lui passe par la tête, la petite Antigone, la sale bête, l’entêtée, la mauvaise, et puis on la met dans un coin ou dans un trou. Et c’est bien fait pour elle. Elle n’avait qu’à pas désobéir !
ISMÈNE. – Allez ! Allez !… Tes sourcils joints, ton regard droit devant toi et te voilà lancée sans écouter personne. Écoute-moi. J’ai raison plus souvent que toi.
ANTIGONE. – Je ne veux pas avoir raison.
6 calme, modérée
Question 1
Ismène essaie-t-elle de persuader ou de convaincre Antigone de ne pas enterrer son frère ? Grâce a quel champ lexical le voit-on ?
Ismène tente de convaincre Antigone, car elle fait appel à sa raison. On le voit grâce au champ lexical de la réflexion : « j’ai bien pensé » ; « j’ai bien réfléchi » ; « je comprends » ; « Écoute-moi. J’ai raison ».
Il s’agit du champ lexical lié à la réflexion.
Question 2
Comment est exprimée l’opposition de caractère entre les deux sœurs ? Quel rôle est attribué à chacune d’elles ?
L’opposition de leur deux caractères est exprimée par Ismène. Elle joue de son statut de sœur ainée : « Je suis l’aînée », selon elle cela signifie qu’elle possède la raison : « Je réfléchis plus que toi. », « J’ai raison plus souvent que toi. » et la sagesse de l'expérience : « Moi, je suis plus pondérée ». En opposition, Antigone est qualifiée par sa sœur d’impatiente : « Toi, c’est ce qui te passe par la tête tout de suite » et même d’inconsciente « Tu es folle. ». Pour Ismène, Antigone est bornée : « te voilà lancée sans écouter personne » et n’est pas capable de se raisonner même si elle a tord : « et tant pis si c’est une bêtise ».
Question 3
Par quelles expressions enfantines Antigone réagit-elle ?
Antigone utilise l’expression enfantine « moi » : « Moi, je ne suis pas le roi. » ; « Il ne faut pas que je donne l’exemple, moi ». Elle parle d’elle à la troisième personne du singulier : « la petite Antigone, la sale bête, l’entêtée ». De plus elle répète ce que dit sa sœur, en utilisant la négation comme une enfant qui dit « non » à tout ce qu’on lui dit : « je comprends un peu notre oncle. / Moi je ne veux pas comprendre un peu ».
Question 4
Dans cet extrait, comment la mention de la mort exprime-t-elle le tragique ?
Le tragique transparait ici car Antigone sait qu’elle va mourir, elle accepte son destin comme une héroïne tragique qui doit faire face à la fatalité. Selon elle, elle n’a pas le choix : « C’est comme cela que ç’a été distribué. Qu’est-ce que tu veux que nous y fassions ? ». Malgré son désir de rester en vie, elle joue son rôle : « À chacun son rôle » qui, elle le sait déjà, la perdra. Elle évoque d’ailleurs sa mort prochaine : « Moi aussi j’aurais bien voulu ne pas mourir ».
Question 5
Comment Antigone justifie-t-elle son entêtement face aux explications de sa sœur ?
Antigone refuse de céder à la raison, incarnée par Ismène, qui voudrait qu’elle abandonne son funeste projet. Elle refuse de se mettre à la place de son oncle : « Moi je ne veux pas comprendre un peu. ». Elle veut seulement jouer le rôle qui est le sien malgré le fait qu’il transgresse les lois de la cité : « Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne l’exemple, moi ». Enfin, elle finit par avouer : « Je ne veux pas avoir raison. », car pour elle la raison est contraire au rôle qu’elle doit tenir : celui d’enterrer son frère.