Document 1 : Nathalie Sarraute, Enfance, 1983
« Mes soirées, quand j’étais dans mon lit, étaient consacrées à maman, à pleurer en sortant de sous mon oreiller sa photo, où elle était assise auprès de Kolia, à m’embrasser, et à lui dire que je n’en pouvais plus d’être loin d’elle, qu’elle vienne me chercher…
Il avait été entendu entre maman et moi que si j’étais heureuse je lui écrirais : « Ici je suis très heureuse », en soulignant le « très ». Et seulement « Je suis heureuse », si je ne l’étais pas. C’est ce qu’un jour je m’étais décidée à lui écrire à la fin d’une lettre… Je n’avais plus la force d’attendre encore plusieurs mois, jusqu’en septembre, qu’elle vienne me reprendre. Je lui ai donc écrit : « Je suis heureuse ici. »
Quelque temps après, mon père m’appelle. Je le voyais très peu. Il partait le matin vers sept heures, quand je dormais, et rentrait le soir très fatigué, préoccupé, le repas s’écoulait souvent en silence. Véra parlait très peu. Les mots qu’elle proférait étaient toujours brefs, les voyelles comme écrasées entre les consonnes pour que chaque mot prenne moins de place. Même mon nom, elle le prononçait en supprimant presque les a. Ce qui devenait un son – ou plutôt un bruit étrange – N’t’che…
Après le dîner, mon père, je le sentais, était content que j’aille me coucher… et moi-même je préférais aller dans ma chambre.
– Tu ne faisais pas qu’y pleurer…
– Non, je devais lire, comme toujours… Je me souviens d’un livre de Mayne Reid, que mon père m’avait donné. Il l’avait aimé quand il était petit… moi il ne m’amusait pas beaucoup… peut-être étais-je trop jeune… huit ans et demi… je m’évadais des longues descriptions de prairies vers les tirets libérateurs, ouvrant sur les dialogues.
Donc, quelques jours après mon envoi de cette lettre à maman, mon père me retient après manger et m’amène dans son bureau qu’une porte vitrée sépare de la salle à manger… Il me dit : Tu as écrit à ta mère que tu étais malheureuse ici. Je suis stupéfaite : Comment le sais-tu ? – Eh bien j’ai reçu une lettre de ta mère. Elle me fait des reproches, elle me dit qu’on ne s’occupe pas bien de toi, que tu te plains…
Je suis atterrée, accablée sous le coup d’une pareille trahison. Je n’ai donc plus personne au monde à qui me plaindre. Maman ne songe même pas à venir me délivrer, ce qu’elle veut c’est que je reste ici, en me sentant moins malheureuse. Jamais plus je ne pourrai me confier à elle. Jamais plus je ne pourrai me confier à personne. »
Document 2 :
Partie 1 - Sur le texte
Pour chaque question on attend que vous citiez le texte.
1) Quels rôles la lettre de Natacha à sa mère joue-t-elle dans les relations entre les personnages de ce récit ? Développez votre réponse.
2) Quelles caractéristiques de la vie de la fillette chez son père la narratrice évoque-t-elle ? Expliquez.
3) L’écriture de ce texte ressemble-t-elle à celle des récits autobiographiques que vous connaissez ? Expliquez.
4) A votre avis, à qui la narratrice peut-elle s’adresser ?
5) Y-a-t-il selon vous trahison de la mère ? Développez votre réponse en la justifiant.
6) A votre avis, pourquoi l’auteur a-t-elle choisi de raconter ce souvenir ? Pour répondre, comparez ce texte à d’autres récits autobiographiques.
Partie 2 - Sur le texte et l’image
1) Comment lisez-vous cette image ?
2) Quel lien pouvez-vous établir entre le cadrage de cette image et l’écriture autobiographique ?
Partie 1 - Sur le texte
1) La lettre joue tout d’abord le rôle d’un appel à l’aide, Natacha veut faire comprendre à sa mère qu’elle a besoin de sa présence « lui dire que je n’en pouvais plus d’être loin ». Puis le père ressent cette lettre comme une trahison , il pense que sa fille se plaint de lui « Elle me fait des reproches ». Enfin, cette lettre est ressentie comme un caprice par la mère et comme une trahison par Natacha « Je suis atterrée, accablée sous le coup d’une pareille trahison ».
Une lettre complexe qui a des répercussions sur toute la famille.
2) Le père semble très occupé et ne consacre pas beaucoup d’attention à sa fille. « Je le voyais très peu », il semble même gêné par sa présence puisqu’il est content qu’elle se couche tôt. La fillette mène donc une vie solitaire car elle n’échange avec personne, pas même avec sa sœur.
3) Ce texte ressemble à une autobiographie, car la narratrice utilise la première personne. Le « je » désigne à la fois l’auteur, le narrateur, et le personnage. Elle raconte un évènement de son enfance, en employant les temps du récit. Toutefois le court dialogue entre la narratrice et une personne inconnue n’est pas traditionnel.
4) On peut imaginer plusieurs hypothèses : la narratrice pourrait s’adresser à un ami à qui elle est en train de raconter son enfance, à son lecteur ou bien à elle-même, si on considère que cette voix pourrait être celle de la narratrice adulte qui cherche à comprendre les émotions et les sentiments de la narratrice enfant.
5) Il n’y a pas vraiment trahison de la mère au sens où sa fille n’est pas en danger mortel et que sa plainte est seulement liée à de l’ennui. Toutefois, la jeune fille se sent vraiment incomprise car sa mère lui refuse le droit de se plaindre.
6) L’auteur choisit de mettre en avant un épisode marquant de son enfance. Cette lettre vécue comme une trahison et un abandon, s’inscrit dans la tradition des textes autobiographiques car elle fait écho à l’épisode du peigne, extrait célèbre Des confessions de Jean-Jacques Rousseau. De plus dans cette scène, la narratrice mentionne son gout pour la lecture, sûrement à l’origine de sa vocation d’écrivain comme Jean-Paul Sartre dans Les Mots.
Partie 2 - Sur le texte et l’image
1) Une jeune fille apparaît comme enfermée par des branchages. Elle semble privée de liberté.
2) La jeune fille au second plan n’est pas nette, on peut dire qu’elle symbolise les souvenirs qui ne sont précis derrière les branchages de la mémoire. Ecrire son autobiographie oblige à débroussailler sa mémoire pour retrouver les événements vécus.