L'énoncé
Lire ces deux documents :
Document 1 : "La lettre 99" des Lettres Persanes de Montesquieu (1721)
RICA A RHEDI, A Venise.
Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver. Mais, surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode.
Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures ? Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers, et, avant que tu n’eusses reçu ma lettre, tout serait changé.
Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s’y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l’habit avec lequel elle est peinte lui paraît étranger; il s’imagine que c’est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu’une de ses fantaisies.
Quelquefois, les coiffures montent insensiblement, et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d’une femme au milieu d’elle-même. Dans un autre, c’étaient les pieds qui occupaient cette place : les talons faisaient un piédestal, qui les tenait en l’air. Qui pourrait le croire ? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d’élargir les portes, selon que les parures des femmes exigeaient d’eux ce changement, et les règles de leur art ont été asservies à ces caprices. On voit quelquefois sur le visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois, les femmes avaient de la taille et des dents ; aujourd’hui, il n’en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu’en disent les mauvais plaisants, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères. (...)
De Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717.
"Lettre 99", Lettres Persanes, Montesquieu, 1721.
Document 2 : "De la superstition" dans Les Caractères de La Bruyère (1688)
De la superstition
La superstition semble n’être autre chose qu’une crainte mal réglée de la Divinité. Un homme superstitieux, après avoir lavé ses mains et s’être purifié avec de l’eau lustrale, sort du temple, et se promène une grande partie du jour avec une feuille de laurier dans sa bouche. S’il voit une belette, il s’arrête tout court, et il ne continue pas de marcher que quelqu’un n’ait passé avant lui par le même endroit que cet animal a traversé, ou qu’il n’ait jeté lui-même trois petites pierres dans le chemin, comme pour éloigner de lui ce mauvais présage. En quelque endroit de sa maison qu’il ait aperçu un serpent, il ne diffère pas d’y élever un autel ; et dès qu’il remarque dans les carrefours de ces pierres que la dévotion du peuple y a consacrées, il s’en approche, verse dessus toute l’huile de sa fiole, plie les genoux devant elles, et les adore. Si un rat lui a rongé un sac de farine, il court au devin, qui ne manque pas de lui enjoindre d’y faire mettre une pièce ; mais bien loin d’être satisfait de sa réponse, effrayé d’une aventure si extraordinaire, il n’ose plus se servir de son sac et s’en défait. Son faible encore est de purifier sans fin la maison qu’il habite, d’éviter de s’asseoir sur un tombeau, comme d’assister à des funérailles, ou d’entrer dans la chambre d’une femme qui est en couche ; et lorsqu’il lui arrive d’avoir pendant son sommeil quelque vision, il va trouver les interprètes des songes, les devins et les augures, pour savoir d’eux à quel dieu ou à quelle déesse il doit sacrifier. Il est fort exact à visiter, sur la fin de chaque mois, les prêtres d’Orphée, pour se faire initier dans ses mystères ; il y mène sa femme ; ou si elle s’en excuse par d’autres soins, il y fait conduire ses enfants par une nourrice.
Lorsqu’il marche par la ville, il ne manque guère de se laver toute la tête avec l’eau des fontaines qui sont dans les places ; quelquefois il a recours à des prêtresses, qui le purifient d’une autre manière, en liant et étendant autour de son corps un petit chien ou de la squille. Enfin, s’il voit un homme frappé d’épilepsie, saisi d’horreur, il crache dans son propre sein, comme pour rejeter le malheur de cette rencontre.
"De la superstition", Les Caractères, La Bruyère, 1688.
Question 1
Présenter les deux documents.
Le premier document est une lettre, la numéro 99, adressée par un certain Rica à un certain Rhedi depuis Venise, en un jour imaginaire de 1721. Elle a été écrite par Montesquieu et publiée en 1721 dans les Lettres persanes.
Le second document est un chapitre des Caractères du moraliste La Bruyère, publié en 1688. Il s'agit de deux regards naïfs sur la société contemporaine aux auteurs, la première via un regard étranger, la seconde au travers d'exemples ironiques.
Question 2
Pour chaque document, indiquer précisément le thème abordé.
Pour la lettre 99, le thème est la mode française, son extravagance et son caractère changeant à outrance. Le thème du Caractère de La Bruyère est la superstition, c'est-à-dire toutes les actions irrationnelles accomplies en raison d'une pseudo croyance religieuse.
Question 3
Indiquer les registres utilisés par chaque auteur, en justifiant la réponse avec des éléments du texte.
Pour le premier document, le registre utilisé est la satire. En effet, Montesquieu critique les moeurs de son temps en se moquant de celles-ci. On le voit par exemple avec l'anecdote des portes : "Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d’élargir les portes, selon que les parures des femmes exigeaient d’eux ce changement." Il utilise aussi le registre polémique puisqu'il n'hésite pas à employer du vocabulaire péjoratif ("caprice", "combien il en coute"), l'exagération par des hyperboles ("antique", "immense") et des interpellations de l'auditeur par une question oratoire ("Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures ?").
Le second document est clairement dominé par le registre ironique. On le voit par toutes les descriptions qui sont faites très sérieusement mais qui ne sont destinées qu'à provoquer l'hilarité du lecteur.
Question 4
Montrer à travers des citations que ces textes sont un regard naïf.
Document 1 :
- "étonnants" : cela montre que ce qui est décrit est inhabituel pour le narrateur.
- "immense" : cela est une marque d'émerveillement de la part du narrateur (bien qu'on sache que ce soit de la satire).
- "Qui pourrait le croire ?" : cela traduit le décalage entre les habitudes du narrateur, et ce qu'il contemple qu'il ne pensais pas croyable.
- "cette changeante nation" : cela rappelle que le narrateur est étranger (il est Perse).
Document 2 :
- "avec une feuille de laurier dans sa bouche." : cette situation est ridicule, pourtant elle est racontée dans un mode purement factuel et détaché (en apparence) de tout jugement.
- "il s’en approche, verse dessus toute l’huile de sa fiole, plie les genoux devant elles, et les adore." : l'apposition de diverses propositions ici, montre que c'est une pure description factuelle.
- "purifier sans fin" : on décèle ici une fausse naïveté avec l'expression "sans fin" qui montre une forme d'émerveillement devant la capacité du superstitieux à se laver beaucoup.