Cours Le témoignage

Exercice - Ceux de 14, Maurice Genevoix

L'énoncé

Lire cet extrait :

Document : Extrait de Ceux de 14, Maurice Genevoix, 1949

Maurice Gennevoix publie entre 1916 et 1921 cinq ouvrages où il témoigne de son expérience au front. Sous-lieutenant dans l'infanterie, il fut blessé en 1915, ce qui signa pour lui la fin des combats. En 1949, il décida de les publier dans un seul recueil.

A mes camarades du 106,
En fidélité à la mémoire des morts
Et au passé des survivants.

Il fait tout à fait nuit maintenant. Des voix montent de l'entonnoir. Des voix gémissantes, qui pleurent, se plaignent, appellent, supplient, se révoltent. Je me suis allongé près du commandant Sénéchal et j'ai jeté sur moi une loque noire que j'ai ramassée, la pèlerine d'un mort sans doute. Ce n'est pas une nuit très sombre ; pluvieuse et blafarde, elle est bien la nuit des jours que nous vivons : chaque fois que j'ouvre les yeux, je retrouve près de moi la forme écroulée de Sénéchal, et près de lui celle de Carrichon.

« Demain, murmure le commandant, je vous garde. Puisque Chabredier et Rolland sont montés avec Rebière, et que votre tranchée est vide, je ne veux pas vous y envoyer seul. J'ai besoin de vous pour une reconnaissance : je ne connais plus mon secteur ; il y a de tout, sur cette crête, du 132, du 67, du 2è bataillon, du 3è, tout ça disloqué, éparpillé je ne sais plus où... Vous irez voir, vous tâcherez de comprendre, et vous reviendrez me dire... Reposez-vous cette nuit ; ne vous faites pas tuer demain. »

Il parle posément, chaque fois que sa plainte chevrotante veut bien le laisser parler : un mot, et puis un autre mot ; entre chaque mot, son souffle fait grelotter ses lèvres d'une même chanson traînante et lugubre. Il ne parle plus ; il demeure sans mouvement, aspire l'air qui siffle dans sa gorge, et le renvoie par saccades chantantes, sur la même note depuis des heures. Les voix gémissent toujours ; les cris montent et tremblent dans la nuit, tous les cris autrefois entendus :

« Brancardiers ! Les brancardiers !

- Pousse-toi !... Pousse-toi ! Oh ! Il me tue... Mais poussez-le à la fin, qui m'écrase ! »

Carrichon s'agite sur place ; sa voix murmure caverneuse :

« Ce qu'on peut s'emmerder, quand même !

- ou-ou-ou-ou-ou... » chantonne toujours Sénéchal.

Il fait très froid, une froidure d'après la pluie terrible aux pauvres chaires lacérées. Ils crient, maintenant ; ils clament la souffrance de leur corps :

« Mon pied coupé !

- Mon genou !

- Mon épaule !

- Mon ventre ! »

Il y en a un autre qui gémit doucement :

« Oh ! Partout... regardez... j'en ai compté dix-sept déjà... Plus de pouce... quatre ou cinq dans la cuisse... et ma joue... Retournez-moi, vous verrez... j'en ai partout... ».

Sous la loque noire qui me couvre, une odeur de caoutchouc rance me colle au visage comme un tampon. Mes mains brûlées me cuisent et leur peau gonflée se détache ; la fièvre bat mon front à grands chocs martelés ; mes pieds gèlent … je ne sens rien, tant les voix crient autour de moi, tant l'entonnoir empli de nuit blafarde vacille et hurle de souffrance.

« Lieutenant Genevoix !... Mon lieutenant ! »

Ils m'appellent à présent. Qu'est-ce que je peux ? Descendre, monter, m'accroupir près d'eux ou m'asseoir, et toute la nuit dire des mots inutiles, puisqu'il fait froid, puisqu'ils sont seuls, puisque les brancardiers ne viendront pas.

« Mon lieutenant, vous me couperez bien la jambe, vous ? »

Ceux de Quatorze, Maurice Genevoix, 1916-1921


Question 1

Présenter le document.

Ce document est un extrait du recueil intitulé Ceux de 14 publié en 1949. Il rassemble les témoignagnes de guerre de Maurice Genevoix, soldat durant la Première Guerre mondiale, écrits entre 1915 et 1920, publiés d'abord séparément. Dans cet extrait, Maurice Genevoix décrit une nuit après un assaut et décrit le désarroi et la souffrance régnant alors.

Question 2

On distingue principalement trois formes de témoignage : le récit, le roman et le journal. Indiquer auquel correspond cet extrait et justifier.

On est ici face à un récit de l'auteur. En effet, il raconte la réalité de ce qu'il a vécu, sans chercher à ajouter du fictionnel. De plus, nous ne sommes pas face à un journal, car la forme n'y correspond pas (pas de dates, pas de dialogue avec le journal).

Question 3

Qui sont l'auteur, le narrateur et les personnages dans cet extrait ? En déduire le genre de ce récit.

Ici, auteur et narrateur sont confondus. L'histoire est racontée et écrite par Maurice Genevoix. De plus, Maurice Genevoix est aussi personnage ("Lieutenant Genevoix"). On a donc un auteur qui est aussi narrateur et personnage, donc c'est un récit de soi.

Les autres personnages sont le commandant Sénéchal, Carrichon et les autres soldats blessés.

Question 4

Définir, en justifiant, le point de vue utilisé.

On voit que c'est un point du vue omniscient : on a accès aux pensées du narrateur, ce qui pourrait faire penser à un point de vue interne. Mais une anticipation montre que le narrateur connaît le futur : "les brancardiers ne viendront pas".

Question 5

Comment le discours est-il rapporté ? Quelle conséquence cela a-t-il ?

Les dialogues rapportés sont au discours direct, ce qui veut dire que les phrases sont rapportées entre guillemets, comme elles ont été prononcées. Cela crée un sentiment de proximité et de réalisme de la scène puisque le lecteur entend exactement les dialogues comme ils ont été prononcés. C'est donc comme si le lecteur était sur le champ de bataille.

Question 6

Donner le registre littéraire de cet extrait, en justifiant.

Le registre présent est le registre tragique. On le voit grâce aux gradations ("des voix gémissantes, qui pleurent, se plaignent, appellent, supplient, se révolten"), aux champs lexicaux (comme celui de l'obscurité : noir, sombre, nuit plusieurs fois, blafarde...), au discours direct qui renforce l'aspect "vivant".