L'énoncé
Répondre aux questions suivantes, à partir de cet extrait, tiré du roman Les Années, d'Annie Ernaux (2008).
Annie Ernaux évoque ses souvenirs.
"On ne se souviendrait ni du jour ni du mois - mais c'était le printemps -, seulement qu'on avait lu tous les noms, du premier au dernier, des 343 femmes - elles étaient donc si nombreuses et on avait été si seule avec la sonde et le sang en jet sur les draps - qui déclaraient avoir avorté illégalement, dans Le Nouvel Observateur. Même si c'était mal vu, on avait rejoint ceux qui réclamaient l'abrogation de la loi de 1920 et l'accès libre à l'avortement médical. On tirait des tracts sur la photocopieuse du lycée, les distribuait dans les boîtes aux lettres la nuit tombée, on allait voir Histoires d'A., on conduisait secrètement des femmes enceintes dans un appartement privé où des médecins militants leur aspiraient gratuitement l'embryon dont elles ne voulaient pas. Une Cocotte-Minute pour la désinfection du matériel et une pompe à vélo au mécanisme inversé suffisaient : le Dr Karman avait simplifié et sécurisé le geste des faiseuses d'anges. On fournissait des adresses à Londres et Amsterdam. La clandestinité était exaltante, c'était comme renouer avec la Résistance, prendre la suite des porteurs de valise pendant la guerre d'Algérie. L'avocate Gisèle Halimi, si belle sous les flashes des journalistes à la sortie du procès de Bobigny, qui avait défendu Djamila Boupacha, représentait cette continuité - tout comme les partisans de Laissez-les vivre et le professeur Lejeune, qui exhibait des foetus à la télé pour horrifier les gens, celle de Vichy. Un samedi après-midi, piétinant, des milliers, sous le soleil, derrière des banderoles, levant les yeux vers le ciel uniformément bleu du Dauphiné, on se disait que c'était à nous d'arrêter, pour la première fois, la mort rouge des femmes depuis des millénaires. Qui donc pourrait nous oublier."
Question 1
Comment le texte se compose-t-il ?
Le texte est divisé en trois parties distinctes.
La première partie débute par l’évocation du manifeste des 343 femmes, qui déclaraient avoir déjà avorté illégalement et qui réclamaient la légalisation de l’IVG, jusqu’au 5 avril 1971.
La deuxième partie part de la description des conditions d’avortement dans une France conservatrice, encore marquée par la guerre d’Algérie, et va jusqu’en 1974 puisque la narratrice évoque le film « Histoire d’A. ».
La troisième partie commence à l’évocation de la guerre d’Algérie pour raconter le procès de Djamila Boupacha, en 1972. Donc, l’extrait se divise en deux temps chronologiques : 1971 et 1972.
Le texte est divisé en trois parties.
Question 2
Quel est le sujet de l’extrait ?
La narratrice évoque la lutte pour la légalisation de l’avortement, et donc la révolution des femmes. Elle décrit le début d’une prise de conscience des femmes en tant que sujet, et non plus en tant qu’autrui soumis au sujet que constituaient les hommes.
La narratrice décrit la clandestinité des femmes qui avortaient illégalement et donc les conditions dangereuses, presque absurdes dans lesquelles elles avortaient (cf. la Cocotte minute et la pompe à vélo au système inversé).
Ainsi, la narratrice évoque la résolution à « arrêter (…) la mort rouge des femmes depuis des millénaires. ».
Question 3
Comment le souvenir de la lecture du manifeste est-il évoqué ici ?
Le texte commence avec le futur de l’infinitif « On ne se souviendrait », qui représente une sorte de certitude vis-à-vis de l’oubli dans lequel tombera la date du manifeste des 343 femmes. Ce flou temporel est renforcé par la négation « On ne se souviendrait ni du jour ni du mois - mais c’était le printemps ». Mais un souvenir persiste : « seulement qu’on avait lu tous les noms, du premier au dernier, des 343 femmes ». Le souvenir de cette lecture des noms conserve une sorte de clarté, de vivacité. Ce « seulement » appuie le fait que ce souvenir est unique, qu’il n’en est pas moins fort. Ainsi, la narratrice montre que la date n’est pas importante, mais que ce qui compte, c’est le souvenir de cette lecture.
Question 4
Quels sont les deux types de groupes de la société qu’évoque la narratrice ?
« Elles étaient donc si nombreuses et on avait été si seule » : il y a là un contraste entre « elles », qui constitue ces femmes intellectuelles et reconnues, qui ont signé ce manifeste, et « on », qui correspond aux femmes à laquelle appartient la narratrice, c’est-à-dire aux femmes de la classe sociale de la narratrice, soit la classe moyenne. Il y a une apparente différence entre ces « elles » et ces « on », puisque ces deux groupes fusionnent en un : celui de celles qui ont avorté clandestinement, qui « avai(ent) si seule(s) avec la sonde et le sang en jet sur les draps ».
Toutefois, la première phrase se clôt sur un retour à ce décalage entre « on », ces femmes banales, et « elles », ces femmes intellectuelles et reconnues : « qui déclaraient avoir avorté illégalement, dans Le Nouvel Observateur. ». Cette référence au journal du Nouvel Observateur renforce ce décalage.
Observer les pronoms personnels.
Question 5
En quoi l’écriture de soi construit-il une écriture universelle dans cet extrait ?
À partir d’un vocabulaire trivial et cru, la narratrice renforce la violence de l’acte et renforce sa grande lucidité sur cette violence. La précision de la description avec cette « sonde » et ce « sang en jet sur les draps » montre que ce souvenir personnel de la narratrice se glisse dans cette description générale.
Cette expérience se révèle universelle à travers également les nombreuses références historiques présentes dans l'extrait, comme celle, par exemple, du procès de Djamila Boupacha. Ainsi, le souvenir transpersonnel, communs à toutes ces femmes, se mêle au souvenir personnel de la narratrice, évoquant les souvenirs de son propre avortement.