L'énoncé
Avant-propos, Thérèse Desqueyroux de François Mauriac (1927).
[Thérèse Desqueyroux est une oeuvre qui s'inspire de l'histoire d'Henriette-Blanche Canaby, accusée en 1904 d'avoir tenté d'empoisonner son mari. François Mauriac assiste à son procès en 1906. Thérèse Desqueyroux raconte ainsi l'histoire d'une femme qui, étouffant dans la société sexiste de l'époque, tente d'assassiner son époux et cherche à se libérer de son mariage.]
Thérèse, beaucoup diront que tu n'existes pas. Mais je sais que tu existes, moi qui, depuis des années, t'épie et souvent t'arrête au passage, te démasque. Adolescent, je me souviens d'avoir aperçu, dans une salle étouffante d'assises, livrée aux avocats moins féroces que les dames empanachées, ta petite figure blanche et sans lèvres. Plus tard, dans un salon de campagne, tu m'apparus sous les traits d'une jeune femme hagarde qu'irritaient les soins de ses vieilles parentes, d'un époux naïf : "Mais qu'a-t-elle donc ? disaient-ils. Pourtant nous la comblons de tout. Depuis lors, que de fois ai-je admiré, sur ton front vaste et beau, ta main un peu trop grande ! Que de fois, à travers les barreaux vivants d'une famille, t'ai-je vue tourner en rond, à pas de louve ; et de ton oeil méchant et triste, tu me dévisageais. Beaucoup s'étonneront que j'aie pu imaginer une créature plus odieuse encore que tous mes autres héros. Saurai-je jamais rien dire des êtres ruisselants de vertu et qui ont le coeur sur la main ? Les "coeurs sur la main" n'ont pas d'histoire ; mais je connais celle des coeurs enfouis et tout mêlés à un corps de boue. J'aurais voulu que la douleur, Thérèse, te livre à Dieu ; et j'ai longtemps désiré que tu fusses digne du nom de sainte Locuste. Mais plusieurs, qui pourtant croient à la chute et au rachat de nos âmes tourmentées, eussent crié au sacrilège. Du moins, sur ce trottoir où je t'abandonne, j'ai l'espérance que tu n'es pas seule.
Question 1
A qui François Mauriac, l’auteur, s’adresse-t-il dans cet avant-propos ? Quel effet cela produit-il ?
De façon étonnante, Mauriac s’adresse ici à son propre personnage, Thérèse Desqueyroux, ainsi que le révèle le tout premier mot du texte : « Thérèse ».
Cela renforce l’impression que Thérèse est bien un personnage réel.
Question 2
Qu’est-ce qui montre, dans le texte, que le personnage Thérèse est bien issu d'une personne réelle ?
Mauriac revient dans son avant-propos sur sa présence au procès de la personne qui a inspiré son personnage (Mme Canaby), comme le montre cette phrase : « je me souviens d'avoir aperçu, dans une salle étouffante d'assises, livrée aux avocats[...] ». La "salle étouffante d'assises" désigne en effet la cours d'assises (tribunal où l'on juge les crimes).
L'auteur met ainsi en évidence sa fascination pour cette femme, affirmant l'avoir "épiée" "depuis des années".
Thérèse Desqueyroux est ainsi bien une oeuvre basée sur un fait divers (une tentative d'empoisonnement par une femme de son mari), qui a nourri et inspiré l'auteur.
Que signifie en particulier cette phrase : « je me souviens d'avoir aperçu, dans une salle étouffante d'assises, livrée aux avocats[...] ».
Question 3
Pourquoi Mauriac s’inspire-t-il d’une « créature odieuse » plutôt que de quelqu’un de bon pour faire son livre ?
Pour Mauriac, les bonnes personnes, celles qui ont le "coeur sur la main" sont des personnes sans intérêt pour le romancier, des individus "sans histoire".
Les personnes odieuses, celles qui sont coupables de mauvaises actions à l'instar de Thérèse Desqueyroux, au contraire, constituent des personnages bien plus complexes et plus intéressants pour l'écrivain. Mauriac affirme, en effet, connaître l'histoire des "coeurs enfouis et tout mêlés à un corps de boue". La métaphore du "corps de boue" renvoie à l'aspect monstrueux, horrible d'une personne que tous savent coupables du pire crime - une tentative d'assassinat envers son conjoint. Pourtant, malgré cette apparence répugnante, ces personnages affreux possèdent bien des "coeurs enfouis", c'est-à-dire des sentiments humains, une beauté et des aspirations (dans le cas de Thérèse Desqueyroux, l'aspiration à la liberté) cachés derrières leurs mauvaises actions. C'est cette complexité, cette beauté invisible derrière le mal commis que Mauriac souhaite explorer à travers ce fait divers.
Une personne odieuse est une personne méchante, horrible.
Pour répondre, il faut s’appuyer sur cette phrase : « Les "coeurs sur la main" n'ont pas d'histoire ; mais je connais celle des coeurs enfouis et tout mêlés à un corps de boue ».