Cours La littérature engagée

Exercice - "Torture", Voltaire

L'énoncé

Torture

Les Romains n'infligèrent la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient pas comptés pour des hommes. Il n'y a pas d'apparence non plus qu'un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d'un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu'à ce qu'il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très bien la comédie des Plaideurs : « Cela fait toujours passer une heure ou deux ».

Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La première fois madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : « Mon petit cœur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question(1) à personne ? »

Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s'étonnent que les Anglais, qui ont eu l'inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.

Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant toute l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et qu'on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vu passer, le chapeau sur la tête.

Ce n'est pas dans le XIIIe ou dans le XIVe siècle que cette aventure est arrivée, c'est dans le XVIIIe. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d'Opéra, qui ont les mœurs fort douces, par nos danseurs d'Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu'il n'y a point au fond de nation plus cruelle que la française.

Les Russes passaient pour des barbares en 1700, nous ne sommes qu'en 1769 ; une impératrice vient de donner à ce vaste État des lois qui auraient fait honneur à Minos, à Numa, à Solon, s'ils avaient eu assez d'esprit pour les inventer. La plus remarquable est la tolérance universelle, la seconde est l'abolition de la torture. La justice et l'humanité ont conduit sa plume ; elle a tout réformé. Malheur à une nation qui, étant depuis longtemps civilisée, est encore conduite par d'anciens usages atroces ! « Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence ? dit-elle : l'Europe se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers ; donc nos lois sont bonnes ».

Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764

(1) Donner la question : torturer pour obtenir des aveux.


Question 1

Expliquer pourquoi ce dictionnaire n'est pas un dictionnaire comme on les connaît actuellement.

Si on prend le Larousse en ligne, on lit à l'entrée "Torture" :

- Tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales sont intentionnellement infligées à une personne : Des aveux arrachés sous la torture.

- Souffrance physique ou morale extrême : Cette longue attente était une torture.

Dans l'extrait du Dictionnaire philosophique de Voltaire, il n'y a pas de définition de la torture. Ainsi, il n'y a pas de définitions dans ce dictionnaire : ce dictionnaire philosophique défend à chaque entrée une position philosophique.

Les dictionnaires d'aujourd'hui donnent des définitions.

Question 2

Indiquer la position de Voltaire sur la torture et lister trois arguments.

Voltaire est contre la torture.

Il explique que la torture est utilisée à tort pour "rien" : "ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vu passer, le chapeau sur la tête.

Il ajoute qu'elle amuse la belle société : "La première fois madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : « Mon petit cœur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question à personne ? »"

Il termine en expliquant que c'est une pratique du passé : "Ce n'est pas dans le XIIIe ou dans le XIV" siècle que cette aventure est arrivée, c'est dans le XVIIIe."

Voltaire fait un réquisitoire contre la torture.

Question 3

"Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s'étonnent que les Anglais, qui ont eu l'inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question."

Comment comprenez-vous cette citation ? Détailler la méthode utilisée par l'auteur pour défendre sa position.

Voltaire met en parallèle deux pays : la France et l'Angleterre. Il utilise un reproche fait à cette époque-là aux Anglais : d'avoir pris le Canada aux Français. Voltaire explique que les Français trouvent cet acte de guerre "inhumaine". Or, explique Voltaire, les Anglais ont supprimé la torture, ce que n'ont pas fait les Français. Qui est donc le plus inhumain ? Voltaire sous-entend, par l'ironie, que ce sont les Français qui n'ont pas supprimé la torture qui sont le plus inhumains.

Voltaire utilise un procédé ironique.

Question 4

Relever l'opposition faite tout au long de l'article pour justifier que la France doit interdire la torture.

Tout au long de l'article, Voltaire oppose la culture française fleurissante, louée dans le monde entier, et la pratique de la torture.

Dans le premier paragraphe, il fait une opposition implicite entre la philosophie des Lumières qui proclame l'égalité de tout homme, et la pratique de la torture qui rappelle l'esclavage romain. C'est une opposition avec la culture philosophique.

Dans le troisième paragraphe, il oppose les reproches faits aux Anglais concernant le Canada avec la pratique de la torture (cf. question 3). C'est une opposition avec la culture politique.

Dans le quatrième paragraphe, il oppose les religieux (les Capucins) et leur religion avec la pratique de la torture (Jésus est mort torturé, donc c'est un comble que les chrétiens torturent). C'est une opposition avec la culture religieuse.

Dans le cinquième paragraphe, il oppose les arts français florissants et avant-gardistes avec la pratique de la torture. C'est une opposition avec la culture artistique.

Dans la dernière citation du dernier paragraphe, il oppose l'artisanat français reconnu dans le monde entier et la pratique de la torture. C'est une opposition entre la culture économique et la torture, pratique du passé.

On retrouve des arguments opposant la culture française et la torture.


La culture est présente sous toutes ses formes : philosophique, politique, religieuse, artistique et économique.