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Hélène Cadou, le Bonheur du jour, "Déjà je ne trouve plus ton visage", 1956
Hélène Cadou est la veuve du poète René-Guy Cadou, mort à 31 ans en 1951. Il a consacré de nombreux poèmes à sa femme.
Déjà je ne trouve plus ton visage
Qui dérive sous l’épaisseur des jours
Et déjà ta voix m’arrive si basse
Que je ne sais plus écouter ton chant
Me faudra-t-il oublier ton image
Me perdre sans toi dans une autre nuit
Pour qu’au fond de l’ombre et de la souffrance
Naisse le printemps qui nous est promis.
Tu m’es revenu ce matin
Le soleil est sur la maison
Si je savais le retenir
Dans la corbeille d’un beau jour
Peut-être viendrais-tu parfois
Faire halte au milieu de ta nuit
Et dormir encore avec moi
Dans la paille de ses rayons.
Il y avait tant de silence
Tant de présence dans cette chambre
Toutes les lampes
Sur nos lèvres le même sourire
Que lorsqu’Elle est venue vers toi
Elle avait le visage du printemps.
Je sais que tu m’as inventée
Que je suis née de ton regard
Toi qui donnais lumière aux arbres
Mais depuis que tu m’as quittée
Pour un sommeil qui te dévore
Je m’applique à te redonner
Dans le nid tremblant de mes mains
Une part de jour assez douce
Pour t’obliger à vivre encore.
« Déjà je ne trouve plus ton visage » ; à l’instar d’une rupture amoureuse, la séparation dans la mort bouleverse la poétesse au plus profond d’elle même. Dans ce poème de 1956 d’Hélène Cadou, cinq ans après la mort de son mari en 1951, celle-ci cherche la présence et le réconfort de l’être aimé au travers de souvenirs qui s’effacent de son esprit. Le travail poétique prend ici un sens introspectif pour la poétesse, en lui permettant de redonner une certaine chair à ses représentations fuyantes de son mari.
Dans quelle mesure la difficulté de la poétesse à se représenter la mort de son mari se traduit-elle par des images poétiques lui permettant de reprendre forme ?
Nous verrons ainsi, après avoir présenté la difficulté de la poétesse à se représenter son mari dans le corps du texte, comment celle-ci parvient à combattre le caractère évanescent de ses souvenirs de l’être aimé grâce au travail poétique.
I. La difficulté de la poétesse à se représenter la disparition de son mari
A. Une expression euphémisée de la mort
La mort n’est jamais explicitement annoncée dans le poème. Elle n’est pas citée telle qu’elle, le lecteur ne la saisit que par le fait que la personne du mari n’arrive plus jusqu’à la poétesse. L’emploi du verbe trouver par exemple, dans la mention de « Déjà je ne trouve plus ton visage », suppose une recherche du visage. Soit que sa disparition ne soit pas pleinement comprise, acceptée. Elle ne transparaît qu’au travers d’une recherche répétée qui devient de moins en moins aboutie.
De la même manière, la voix du mari ne s’est pas éteinte, elle s’affaiblit seulement à mesure que les années s’écoulent. « Et déjà ta voix m’arrive si basse », le signal de vie est de plus en plus difficilement perceptible, bien que sa fin ne paraisse aucunement au fil des vers du poème avoir pris une tournure définitive.
B. Une douleur au plus profond de l’âme de la poétesse...
Si la mort du mari n’est mentionnée qu’à demi-mot, la poétesse transcrit dans son écrit le profond ébranlement que provoque l’absence en elle. Elle cite « le fond de l’ombre et de la souffrance » comme le lieu de perdition où elle se sent se trouver chaque jour, dans la crainte de l’oubli du mari « Me faudra-t-il oublier ton image ».
Cette crainte est évoquée envers elle-même par ailleurs au travers du travail introspectif du poème, du fait que « Je sais que tu m’as inventé », son existence est intensément liée à celle de son mari. En outre, cette manifestation d’une crainte pour elle-même prend un tour plus perturbé, dès lors qu’elle évoque avec tristesse et impuissance ses propres incapacités face à la disparition, « Que je ne sais plus écouter ton chant » ou « Si je savais le retenir ».
C. ... Qu’elle ne parvient à soulager que dans le souvenir du mari adoré
Néanmoins, la manifestation de la présence du mari se réalise encore et de manière persistante, grâce au souvenir. Les évocations du soleil, du beau jour, et de la présence, occupent une place très centrale dans le poème, permettant de faire émerger par contraste une note beaucoup plus optimiste dans la narration, une couleur porteuse d’espoir.
Le souvenir du mari est ainsi évoqué à plusieurs reprise de manière lumineuse, « Toi qui donnais lumière aux arbres », source de vie et de vitalité qui transparaît encore, une fois la disparition advenue. C’est cette source de lumière et de chaleur dans l’esprit de la poétesse qui est recherchée par suite comme une nécessité, avec un travail de l’écriture qui puisse être en mesure de donner plus de consistance à cette représentation.
II. Le souvenir évanescent du mari aimé reprend forme dans l’image poétique
A. L’envol des souvenirs du disparu
La force joyeuse et resplendissante du souvenir est toutefois mise en péril par le caractère éphémère de celui-ci. L’auteure manifeste une inquiétude fournie à l’idée de se retrouver sans ces images auxquelles se raccrocher, et de retomber en conséquence dans une forme de solitude obscure, « Me faudra-t-il oublier ton image // Me perdre sans toi dans une autre nuit. »
De la même manière que la disparition de l’homme est progressive, le souvenir et les représentations réconfortantes ne sont pas éternels dans l’esprit de la poétesse. Celle-ci s’insurge contre son incapacité à garder l’image de son mari auprès d’elle plus longtemps, de manière prolongée, « Si je savais le retenir ».
B. Des incarnations fulgurantes qui tiennent la poétesse en émoi...
Les souvenirs de la poétesse ne sont pas seulement destinés à faire mention de la personne forte du mari. Ils prennent un caractère soudain, au travers d’apparition, de moments de lumière, « Tu m’es revenu ce matin // Le soleil est sur la maison ». Le printemps est cité deux fois, mélange de nature, de naissance et cycle cosmique.
Aussi, en plus de permettre à la poétesse de dépasser sa torpeur, la lumière du souvenir du mari l’inscrit dans un rapport spirituel et religieux, au travers du culte d’un être qui apparaît à certains égards comme une divinité pour elle. « Dans le nid tremblant de mes mains » a ici autant la signification de l’écriture poétique qui permet la réincarnation du souvenir, que la prière de l’oraison funèbre, adressée dans le sanctuaire religieux.
C. ...Pour pouvoir redonner corps et présence à l’être aimé par le travail poétique
L’espérance qui se dégage du texte grâce au lien spirituel de la poétesse avec l’être disparu, nécessite un entretien, un travail qui prend forme de par l’écriture poétique.
« Le soleil est sur la maison // Si je savais le retenir // Dans la corbeille d’un beau jour ». La corbeille, retenant les papiers tombés, permet de garder un certain souvenir du défunt, dans ce qu’elle signifie de travail de la pensée et de progression de l’écriture. Elle se positionne dans cette structure de vers comme le moyen de retenir la présence vibrante du mari. Aussi, « Pour t’obliger à vivre encore », la poétesse s’applique à redonner vie à celui qu’elle couve au plus près d’elle, grâce à la force de la plume, « Dans le nid tremblant de mes mains ».