Analyse de texte
Lire attentivement le texte puis répondre aux questions qui suivent.
Torture
Les Romains n'infligèrent la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient pas comptés pour des hommes. Il n'y a pas d'apparence non plus qu'un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d'un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu'à ce qu'il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très bien la comédie des Plaideurs : "Cela fait toujours passer une heure ou deux".
Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La première fois madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : "Mon petit coeur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question à personne ?"
Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s'étonnent que les Anglais, qui ont eu l'inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant toute l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et qu'on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vu passer, le chapeau sur la tête.
Ce n'est pas dans le XIIIe ou dans le XIVe siècle que cette aventure est arrivée, c'est dans le XVIIIe. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d'Opéra, qui ont les moeurs fort douces, par nos danseurs d'Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu'il n'y a point au fond de nation plus cruelle que la française.
Voltaire - Dictionnaire philosophique - 1764
1) En quoi cet article « Torture » appartient-il au courant des Lumières ?
2) Par quels procédés Voltaire dénonce-t-il la torture dans ce texte ?
3) Que cherche à faire Voltaire en reprenant comme il le fait l’affaire du Chevalier de la Barre ?
4) Voltaire ne dénonce-t-il que la torture dans cet article ?
1) Cet article « Torture » appartient courant des Lumières, tout d’abord car la notion de dictionnaire (le texte est issu du Dictionnaire philosophique de Voltaire) est nouvelle pour le XVIIIe siècle, cela fait partie de la philosophie des Lumières dont le but est de recenser les connaissances, comme avec l’Encyclopédie, dont Voltaire est aussi l’un des auteurs. Cela permet également d'échapper à la censure, de vulgariser le savoir et d’exporter les idées. En effet, dans cet article emblématique des Lumières, Voltaire s’appuie sur un fait d’actualité pour dénoncer la pratique de la torture, il va mettre en avant son talent d’écrivain pour défendre une cause qui lui tient à cœur. La publication de cet écrit a donc pour effet d’éduquer les lecteurs du XVIIIe siècle qui sont désireux d’acquérir des connaissances éclairées par les lumières de la raison.
2) Voltaire dénonce la torture en utilisant principalement l’ironie, qui est une de ses marques de fabrique. Il va faire semblant de traiter avec légèreté de ce sujet, que l’on peut qualifier de grave, cela va provoquer un décalage entre ce qu’il dit et ce qu’il veut faire comprendre. Par exemple : « Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. (…) "Mon petit coeur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question à personne ?" ». On remarque dans ce passage ainsi que dans tout le texte, un champ lexical du plaisir : « le plaisir » ; « elle y a pris goût » ; « plaisir de donner la question », etc. Grâce au décalage produit entre l’objet dont il parle et la façon dont il le fait, il dénonce le plaisir sadique pris par certains responsables français à torturer des hommes. Il dénonce la torture en comparant ces actes à une pièce de théâtre. En effet, il nomme le genre théâtral : « la comédie des Plaideurs » qui est une pièce comique de Racine. Les juges d’Abbeville, le « grave magistrat » et « sa femme » sont caricaturés comme des personnages de comédie et se comportent comme les spectateurs amusés d’un spectacle abominable : « les juges d'Abbeville, (…) ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et qu'on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vu passer, le chapeau sur la tête. ».
On retrouve aussi cette ironie dans la comparaison qu’il fait entre Français et Anglais : il dénonce les Français et leur mauvaise fois quant aux Anglais, qui eux, ont abolit la torture : ceux-ci sont inhumains (« de nous prendre tout le Canada ») tandis que les Français qui continuent de torturer eux sont « un peuple fort humain ».
3) Voltaire reprend l’affaire du chevalier de la Barre pour montrer le fait qu’elle n’a été qu’une parodie de justice. Tout d’abord, il raconte avec ironie « le crime » du chevalier en insistant avec le « et même » sur la fausse gravité de la situation : « fut convaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau ». Puis il raconte les châtiments subits par le chevalier grâce à une figure d’accumulation : « on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et qu'on brûlât son corps à petit feu ». Il utilise également la tournure de phrase : « non seulement.. mais… encore » pour insister sur l’acharnement des juges face à un acte qui semble dérisoire : « pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vu passer, le chapeau sur la tête. ». Les termes de « chansons » et de « chapeau sur la tête » apportent un côté comique à la situation tant elle semble exagérée.
Voltaire compare ces actes à ceux d’un temps révolu : « les juges d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains » ; « Ce n'est pas dans le XIIIe ou dans le XIVe siècle que cette aventure est arrivée, c'est dans le XVIIIe. » pour insister sur le fait que ces méthodes ne devraient avoir plus cours aujourd’hui et qu’elles font la honte de la France.
4) Non, Voltaire ne dénonce pas que la torture dans cet article. Il s’en sert aussi pour dénoncer la justice qui pour lui est une mascarade, comme vu dans la question 2, il la compare à une comédie tant elle semble poussive, inappropriée et archaïque. Cette justice est donc le reflet de la France elle-même. Ainsi pour Voltaire, c’est une « nation cruelle » qui se cache derrière une réputation humaniste erronée : « Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain » et une culture connue et reconnue dans le monde entier : « Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d'Opéra, qui ont les moeurs fort douces, par nos danseurs d'Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir ». Voltaire compare donc la France à un spectacle riche et varié, qui semble beau de l’extérieur mais qui, si l’on s’approche un peu, est en fait un spectacle d’une innommable de cruauté.